“Exhibit B”, histoire d'une exposition anticoloniale… taxée de racisme (2024)

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Une pétition en ligne demande l'annulation d'“Exhibit B”, installation conçue par l'artiste sud-africain Brett Bailey, présentée à Paris à partir d'aujourd'hui .

Par Emmanuelle Bouchez

Publié le 26 novembre 2014 à 13h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h23

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Avant l'ouverture, le jeudi 27 novembre 2014 à Saint-Denis, au Théâtre Gérard-Philipe, de l'expo-performance Exhibit B, dénonçant en douze tableaux vivants les horreurs du système colonial, circulait sur les réseaux sociaux une pétition demandant l'annulation pure et simple de l'événement… considéré comme raciste. Le jour-même, un mouvement de protestation devant le théâtre de Saint-Denis a obligé le directeur à annuler la tenue du spectacle.

Un comble pour qui a expérimenté in situ cette œuvre hors normes. D'autant que les 20 000 signataires n'ont pu se faire une opinion directe à propos d'un projet encore très peu vu en France (sauf à Poitiers début novembre) depuis sa présentation en 2013 au Festival d' Avignon… où il avait rencontré un succès public et critique.

Qu’est-ce qu’“Exhibit B” ?

Une installation instruisant depuis quatre ans, dans la quinzaine de pays européens où elle a été invitée, le procès de la colonisation perpétrée par l'Occident sur le continent africain, à partir de faits précis apportés comme des « pièces à conviction » (« exhibit »). Douze tableaux métaphoriques comprenant chacun une proposition plastique forte symbolisent la violence et la perversité du système, en plaçant un acteur au centre. Ils personnifient les hommes et les cultures qui en furent les victimes. Cette expo révèle des pans entiers d'une histoire africaine pas toujours connue du grand public (quoique l'on prétende) en s'adressant directement à la conscience du spectateur.

Du massacre des Hereros par le colonisateur allemand aux mutilations des collecteurs de caoutchouc récalcitrants dans le Congo Belge du roi Léopold, en passant par l'exposition du corps (empaillé après la mort) de Soliman, esclave nigérian et brillant mathématicien de la cour d'Autriche, les scènes se suivent dans un parcours accompli en solitaire, jamais plus de vingt-cinq visiteurs à la fois.

Qui en est l’auteur ?

Brett Bailey, un artiste sud-africain, metteur en scène et plasticien, né au Cap, en 1967, sous l'apartheid, dans une famille descendant des premiers colons britanniques. Devenu militant pendant ses études universitaires au moment où il comprend la terrible réalité d'une société coupée en plusieurs groupes où les hommes n'ont pas la même liberté selon leur degré de métissage, Brett Bailey n'a plus jamais cessé depuis de se battre contre l'apartheid et ses effets.

Avec sa compagnie Third World Bunfight («combat et fête du tiers-monde»), il compte sur le pouvoir du spectacle vivant, participatif par nature, pour embarquer le public dans son décryptage des sociétés contemporaines et sa dénonciation des pesanteurs de l'Histoire qu'elles peuvent encore véhiculer. La preuve : Exhibit B ne se prive pas d'évoquer, en deux tableaux cinglants, le présent des «reconduites» aux frontières européennes de migrants errant entre le Sud et le Nord.

Exhibit B à l'Eglise des Célestins dans le cadre du Festival d'Avignon, Juillet 2013 Photo : Victor Tonelli pour Artcomart

Qui sont les acteurs de la perfomance ?

En dehors des quatre chanteurs venus de Namibie fredonnant des complaintes traditionnelles (un des moments forts de la visite), la douzaine de performeurs est renouvelée dans chaque pays d'accueil au fil d'un processus soigneux d'explication et de répétition. Ils sont formés à l'art de la performance et tous payés au même titre, qu'ils soient professionnels ou amateurs ayant une pratique artistique. Leur prestation est très cadrée, rythmée par des temps de repos et toujours accompagnée de près par le metteur en scène respectueux de l'engagement dont ses interprètes font preuve.

En quoi cela fait-il polémique ?

La performance a été vue par plus de 25 000 personnes en Europe, sans qu'il y ait de vagues, même si le débat a lieu. En Afrique du Sud, sa programmation au festival de théâtre de Grahamstown n'a pas déclenché de tempête, alors que les situations où un artiste blanc s'empare de la cause des Noirs y sont toujours observées de près…

C'est un article paru dans The Guardian, à l'occasion du festival d'Edimbourg en août dernier, qui a tendu les choses au Royaume Uni. Le ton un peu « sensationnaliste », selon Brett Bailey, de l'article évoquant une réplique des zoos humains de l'avant guerre a alerté des militants communautaires qui ont appelé au boycott le mois suivant des représentations programmées par le Barbican Center de Londres. Des violences, le soir de la première, ont eu raison du courage de la direction du théâtre qui a préféré renoncer pour protéger les interprètes et leur public.

A partir de là, la notion de « zoo humain » reconstitué, brandie comme un signe de ralliement, a empêché la tempérance et la réflexion d'indignés qui n'ont réagi que sur la propagation de clichés. Or une captation photo ne rend compte en rien de la portée d'une performance artistique où des interprètes en représentation – maquillés, costumés, et auteurs de leur propre prestation – s'engagent librement dans la radicalité physique et mentale propres à l'art si particulier de la performance. Ils soutiennent tranquillement le regard de l'unique spectateur, ne le quittent pas des yeux et c'est bien ce dernier qui abandonne en général le jeu, mal à l'aise, riche toutefois d'une expérience éprouvante le forçant à réfléchir.

Les Britanniques ont cédé à la pression au mépris de la liberté d'expression et, fort de cet exemple, John Mullen, professeur en Seine Saint-Denis et auteur d'un « blog anticapitaliste» a lancé la pétition sur Internet avec le concours de la chanteuse Bams. Tous les deux sont allés plus loin encore en demandant l'annulation de l'expo auprès de la Préfecture de Paris (en se référant à l'interdiction d'un lancer de nains en 1995 dans la région parisienne pour risque de trouble à l'ordre public). Une demande restée lettre morte où la raison invoquée reste le racisme, flagrant selon eux dans cette vision dégradante de personnes noires toujours présentées comme des victimes.

Or à la fin du parcours d'Exhibit B, les témoignages écrits des performeurs qui ont choisi de s'engager dans ce processus prouvent absolument le contraire… Beaucoup parlant de fierté ou de puissance retrouvées.

Exhibit B à l'Eglise des Célestins dans le cadre du Festival d'Avignon, Juillet 2013 Photo : Victor Tonelli pour Artcomart

Qui sont ceux qui refusent toute légitimité à cette polémique ?

Les directeurs des théâtres ou des festivals qui ont accueilli Exhibit B depuis quatre ans, de Berlin à Bruxelles en passant par Helsinki, Vienne, ou Amsterdam… : ils dénoncent la censure dont l'expo a été la victime à Londres. La Ligue des droits de l'homme, la Licra et le Mrap ont rédigé en commun un texte de soutien où ils craignent pour la liberté d'expression cette fois menacée en France. Le syndicat des théâtre publics et des compagnies subventionnées a rappelé dans un communiqué de presse mardi 25 novembre, la nécessité de défendre la liberté artistique.

Des personnalités du monde universitaire comme le chercheur Pascal Blanchard, pointilleux spécialiste de la question apporte sa caution intellectuelle au projet. Les deux directeurs des lieux accueillant Exhibit B dans les jours prochains – Jean Bellorini, directeur du Centre dramatique national de Saint-Denis et José Manuel Gonçalvès, capitaine du Centquatre à Paris – , sont d'indéfectibles soutiens à Brett Bailey et à son art engagé.

José Manuel Goncalvès précise qu'il refuse de lancer une contre-pétition comme certains le lui ont conseillé : « Je ne veux à aucun prix dresser une communauté contre une autre, alors que le Centquatre s'affiche comme un lieu ouvert à toute la diversité du monde et du quartier. »

Jean Bellorini, arrivé en janvier dernier au TGP, espère que cette affaire lui fera « gagner du temps pour rentrer en contact avec toutes les communautés de la Seine Saint-Denis et y inciter la curiosité et l'amour du théâtre ainsi que des vocations… Des militants nous attaquent alors que l'on mène la même guerre qu'eux : ils se trompent de cible. » Tous deux vont organiser des rencontres pour que chacun – surtout ceux qui ont été choqués par la radicalité artistique – puisse échanger avec l'artiste Brett Bailey.

Et l’artiste dans tout ça ?

Sur la Toile, on montre du doigt Brett Bailey comme un intellectuel blanc qui manipule les Noirs… Un raccourci raciste comme un retour de bâton qu'il ne s'attendait peut-être pas à recevoir en Europe. Philosophe, il a exprimé une fine analyse dans une interwiew donnée au blog Rues d'Afriques, le 21 novembre dernier : « La polémique en dit plus sur les gens qui la portent et la société où elle se produit que sur mon travail »…

Car derrière ces revendications, tombant mal à propos, il y a une réalité, dénoncée par Le Cran, le Conseil représentatif des associations noires de France, dans un texte où il finit d'ailleurs par reconnaître que l'expo ne peut être taxée de « raciste» : celle du peu d'artistes issus de la diversité et vivant dans l'Hexagone à participer à la vie théâtrale institutionnelle française…

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