Exhibit B, oui à la liberté d’expression des artistes, et à celle des manifestants (2024)

TRIBUNE

La contestation d’une œuvre, qui plus est d’une œuvre qui prétend intervenir politiquement, fait partie de son appropriation démocratique.

Ces dernières semaines, un débat a enflammé la scène intellectuelle, culturelle et artistique, autour d’une œuvre de Brett Bailey, Exhibit B. Depuis le début de cette polémique, l’installation a été maintes fois décrite dans la presse et différents médias: des performeurs et performeuses noirs sont «exposés» immobiles, enchaînés, contraints physiquement, dans des mises en scènes directement évocatrices des formes d’exploitation et d’avilissem*nt du colonialisme et de la traite négrière.

L’intention (1) de cette œuvre est de rendre visible ces traitements et cette violence, de confronter les spectateurs aux regards des performeurs et, à travers eux, à celui des victimes. Ce dispositif est discutable. La polémique a lieu et nous nous en félicitons. Nous ne souhaitons pas ici prononcer de jugement sur cette œuvre en tant que telle.

Ce qui importe, c’est que des centaines de personnes ont manifesté publiquement leur désapprobation à l’égard d’Exhibit B. Dans leur immense majorité, ces personnes étaient noires, c’est-à-dire directement ou indirectement issues de l’histoire du colonialisme et de l’esclavage de plantation – et par ailleurs victimes du racisme contemporain qu’ont fait naître ces phénomènes historiques. Ces personnes ont jugé l’installation de Brett Bailey insultante, humiliante, raciste.

Quelles que soient nos positions vis-à-vis du travail de Bailey, nous considérons que ces voix ne peuvent être balayées d’un revers de main, voire méprisées au titre qu’elles n’auraient pas «compris» l’intention de l’artiste.

Des manifestations ont eu lieu les 27 au 30 novembre à Saint-Denis, aux portes du théâtre Gérard Philipe, pour protester contre Exhibit B. À notre grande consternation, la réponse des pouvoirs publics a été absolument «exemplaire»: la police a, tout le week-end, gazé les manifestants, procédé à des arrestations, effectué des mises en gardes à vues et brutalisé la foule. Plusieurs opposants à Exhibit B ont été blessés, ont eu des Interruptions temporaires de travail (ITT) ou été hospitalisés. D’autres enfin sont soumis à des poursuites judiciaires. Annulé le jeudi sous la pression des quelque 500 protestataires, le spectacle a finalement pu avoir lieu les 28, 29 et 30 novembre sous haute protection policière.

Face à ces événements, notre premier réflexe est de saluer ces protestations et condamner l’intervention policière – et toute répression à venir. La contestation d’une œuvre, qui plus est d’une œuvre qui prétend intervenir politiquement, fait partie de son appropriation démocratique.

Il va de soi que toutes les critiques ne se valent pas. On ne peut pas mettre sur le même plan les manifestants contre Exhibit B et les bandes réactionnaires qui ont vandalisé l'installation de Paul McCarthy sur la place Vendôme. La différence essentielle entre ces deux attitudes se situe dans leur rapport à l'ordre: face à McCarthy, la réaction se prononce pour l'ordre moral et la famille ; face à Bailey, les manifestants questionnent l'ordre établi, interrogent la fatalité du racisme et de ses victimes passives enchaînées, muettes, immobiles, qui peuplent les pièces d'Exhibit B.

D’ailleurs, il suffit de tendre l’oreille, d’accepter d’écouter ce qui se dit dans ces rassemblements. Les protestataires font de la politique, et mènent un débat esthétique. Ils et elles posent le problème de la représentation de leur oppression, de celle de leurs ancêtres, de la place des «Blancs» dans l’installation, celle des spectateurs et de la programmation du théâtre subventionné. Nous devrions tous et toutes nous réjouir que l’art puisse encore faire sortir les spectateurs dans les rues, les faire débattre, susciter des discussions sur ce que peut être ou ne pas être une œuvre émancipatrice.

On peut en revanche se demander quel est le sens d’une œuvre – a fortiori aux prétentions «antiracistes» – qui doit compter sur la police pour être représentée. C’est là la vraie question qu’il faut poser. N’est-ce pas révélateur d’un problème réel dans Exhibit B ? Il se trouve en effet que des centaines de Noirs se sentent offensés par une pièce, dont l’ambition est de représenter l’histoire de leur oppression, et qu’on leur répond par une répression zélée. N’est-ce pas là une double peine, qui reproduit étrangement les traitements d’exception hérités du colonialisme et de la traite (contrôles au faciès, violences policières,etc.) ?

Brett Bailey a pourtant lui-même déclaré qu’il «crée un voyage immersif, qui peut vous enchanter et vous choquer» mais qu’il «[aimerait] mieux qu’il vous choque». Il se trouve que l’artiste a bien provoqué un «choc», mais qu’outre cette ambition, il souhaitait de surcroît en maîtriser les effets. Cette dernière exigence est pourtant impossible à réaliser.

Vouloir maîtriser les effets d’une œuvre, c’est immanquablement refuser toute liberté aux spectateurs. C’est refuser d’assumer son geste esthétique, ce qu’il produit comme dissensus. C’est refuser d’aller jusqu’au bout de son travail.

Nous réclamons donc la suspension définitive de toute présence policière lors des rassemblements contre Exhibit B et la levée des poursuites contre les manifestants. Toute licence en art ne signifie pas de se taire sur les œuvres. Ou d’être réduit au silence.

(1) Voir l'entretien avec l'artiste sur Rue89.

Signataires : Bams, artiste, chroniqueuse ; Virginie Despentes, romancière ; Sylvain George, cinéaste ; Stéphane Gérard, cinéaste ; Imhotep, concepteur musical du groupe IAM ; Elisabeth Lebovici, critique d'art ; Oceanerosemarie, auteur et comédienne ; Olivier Neveux, professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre (Université Lyon II) ; Valérie Osouf, réalisatrice ; Zahia Rahmani, écrivain ; Eyal Sivan, cinéaste, essayiste.

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